François-Marie Morenton dit « le Rouge de Bréca » ou « P’tit Rouge »
Né le 10 mai 1863 , décédé au Brunet (St Lyphard) le 21 novembre 1943.
Est-ce parce que le personnage était pittoresque ou bien parce qu’il était le plus doué musicalement ? Ou bien peut-être simplement parce qu’il fut l’un des derniers représentants d’une corporation disparue entre les deux guerres mondiales ?
De tous les veuzous qui ont vécu en Presqu’île Guérandaise (on en compte près d’une vingtaine en activité entre 1870 et 1930), le Rouge de Bréca est sans doute celui qui a laissé la plus grande trace dans la mémoire populaire de notre région.
Né de l’union de François Morenton, berger, et de Marie-Françoise Leray, fileuse de laine, François-Marie (très original le prénom !) a vu le jour en 1863.
Enfant, il grandit en lisière de la Grande Brière, ces marais qui, avec la Loire au sud et la Vilaine au nord, forment une protection naturelle au pays blanc coincé entre Brière et océan. Un pays presque autarcique qui résistera plus durablement aux influences extérieures jusqu’à l’arrivée du chemin de fer qui, en déversant son flot annuel de touristes estivants, bousculera les habitudes des populations indigènes de la Presqu’île où paludiers, marins-pêcheurs et paysans cohabitent et échangent au rythme des saisons.
C’est dans cet univers « étanche » aux nouvelles modes qu’évoluent les veuzous de la fin du XIXème siècle. Ces sonneurs François-Marie les aura certainement rencontrés lors des fêtes et mariages de ses alentours. Sans doute a-t-il eu l’occasion d’entendre résonner les veuzes de Fleury de Saillé, de Vince de Saint-Joachim, ou de bien d’autres encore, faisant naitre chez lui une passion pour la musique pour le restant de son existence.
Quelques rares témoignages recueillis auprès de voisins du village de Bréca soutiennent la thèse du musicien autodidacte. Il aurait appris à jouer de ses instruments tout seul, sans l’aide d’un quelconque mentor le guidant dans son apprentissage musical. Ce serait très surprenant voire improbable que François-Marie n’ait pas reçu au moins quelques conseils !
Il se marie, en 1888, avec Marie-Virginie Marquet avec qui il s’installe au village de Bréca. Ensemble ils eurent un fils, Auguste, malheureusement décédé très jeune accidentellement.
Son état civil le mentionne cultivateur puis tisserand, mais François-Marie est surtout musicien car c’est bien là sa particularité : si la plupart des veuzous d’alors étaient seulement des semi-pros qui disposaient d’une autre activité professionnelle que la musique (souvent des meuniers ou cultivateurs), François-Marie Morenton était le seul à véritablement vivre presque exclusivement de ses talents de musicien.
Vers 1860 un veuzou se négocie environ 10 à 12 francs pour assurer seulement les cortèges aller et retour du mariage. Une prestation complète pour toute la journée et le retour du lendemain et le tarif passe à 40 francs environ. Et ça, des mariages, petits ou grands, on peut dire que le Rouge en a faits !
Surnommé le Rouge à cause de la rousseur de sa peau et de ses cheveux, Morenton est très demandé pour animer les mariages, kermesses, carnavals, fêtes folkloriques, fêtes du dimanche (celles de La Madeleine notamment). On le voit alors laisser son épouse s’occuper du foyer et de la vache familiale pour s’en aller arpenter les chemins de la Presqu’île guérandaise au gré de ses contrats. Parfois à pied en sonnant et chantant tout au long de son parcours, parfois en bicyclette, il prend alors soin d’emballer son biniou dans un linge qu’il pose sur le guidon de son vélo. Car son aire de jeu est étendue : depuis l’embouchure de la Vilaine (Arzal, Marzan) jusqu’au pays paludier. Les veuzous qui avaient bonne réputation étaient demandés assez loin et couvraient donc une région assez importante. C’était le cas du Rouge. Les gens qu’il rencontre ne manquent jamais de le saluer, car sa laideur, parait-il, portait bonheur. Certains disaient même que son succès venait en bonne part de son physique : ce colosse était laid à faire peur avec son visage taillé à coups de serpe. Lui préférait en rire en prétendant que sa laideur portait bonheur aux jeunes mariés qui l’engageaient pour leur noce.
Une anecdote raconte qu’un jour, en passant sur le pont de la Roche-Bernard, il aurait rencontré un gars plus laid que lui. De contentement ou pour le consoler, le Rouge lui aurait alors payé un coup au cabaret le plus proche.
Mais son succès le Rouge de Bréca, le devait surtout à son incroyable capacité à s’adapter en fonction des désidératas de ses employeurs, il pouvait leur proposer toute une panoplie de répertoire ou d’instruments (on dit d’ailleurs qu’il disposait d’un répertoire différent pour chacun des instruments qu’il pratiquait). Il ne se contentait pas de mener les cortèges de noce au son « de la goule », du biniou ou du « crin-crin », plus tard de l’accordéon, pour les mariés de sa connaissance il agrémentait ses prestations d’improvisations chantées qui moquaient gentiment les nouveaux époux et leur famille, provoquant l’hilarité de l’assistance. Personne ne lui en tenait rigueur, bien au contraire ces fantaisies étaient toujours très attendues bien qu’avec appréhension parfois. Lors de certaines occasions il s’habillait aussi en fonction de la région où il allait jouer, que ce soit en saunier pour les fêtes en pays paludier ou en métayer dans la campagne guérandaise.
C’était un drôle le Rouge de Bréca. Ainsi il avait pris l’habitude de raconter partout qu’il avait épousé une célèbre actrice de
Paris. Mais sa femme (Marie Marquet) n’avait bien entendu rien à voir avec Mary Marquet, une actrice sociétaire de la Comédie Française en vogue à cette époque. Il disposait d’une espièglerie
qu’accompagnait une mémoire prodigieuse qui lui permettait de détenir un répertoire fabuleux de musiques, chants et contes, car le Rouge était aussi bon conteur. Les habitants de Bréca ont ainsi
pu profiter des talents de « Tonton Morenton » lors des veillées au coin du feu certains longs soirs d’hiver.
Musicien accompli, le Rouge excellait dans la pratique de la veuze, la cornemuse locale très prisée dans la région au XIXème siècle.
Le Rouge avait la particularité de porter sa veuze sur le côté droit comme en témoignent les quelques photographies où il apparaît. Les zones d’usure de sa poche sont aussi caractéristiques de cette pratique. Par ailleurs, à la différence d’autres veuzous, le Rouge utilisait complètement sa cornemuse, c'est-à-dire qu’il sonnait avec chalumeau et bourdon ce qui n’était pas toujours le cas chez d’autres chez qui le bourdon ne servait que d’apparat. On en voyait même qui sonnaient uniquement avec le chalumeau « à la bouche » comme une bombarde.
La veuze du Rouge de Bréca est facilement reconnaissable entre toutes avec son pavillon rapiécé et ses souches en forme de boule qui rappellent les factures de binious vannetais.
Quoi qu’il en soit la simple pratique d’un seul instrument ne lui aurait très certainement pas permis de pouvoir en vivre durablement, il ajouta donc la maitrise du violon à sa panoplie car si la
veuze reste encore très demandée lors des mariages chez les gens de petite condition, le violon le supplante déjà chez les plus riches (1).
Le répertoire sur lequel il s’appuie pour ses prestations était certainement le même que celui qui était chanté « à la goule » en Presqu’île. Des airs de marche pour emmener les cortèges, et puis des « bretonnes » pour danser. Ces « bretonnes » consistant principalement dans les deux danses anciennes pratiquées entre Loire et Vilaine qui étaient le bal et le rond, des danses communautaires qui réunissaient dans une même chaine, dans un même cercle, les familles, amis et voisins de nos contrées depuis les temps ancestraux jusqu’à ce que, le siècle se terminant, on vit apparaître des danses « modernes » en couple telles que les valses, polkas, mazurkas et autres scottish.
Cette évolution dans le répertoire dansé a sans doute eu de graves conséquences sur la pratique et le choix des instruments pour animer les mariages, et la veuze en fit les frais. Rapidement les gens souhaitent de nouveaux airs, de nouvelles danses et dédaignent les veuzous, préférant l’accordéon et le violon. S’adapter ou disparaître, Morenton s’est donc adapté en apprenant à jouer de l’accordéon pour répondre au « marché ».
Pour mieux résister à la nouvelle vague, il applique aussi la maxime qui veut que « l’union fait la force » en s’associant avec un autre musicien et ami : François-Marie Mahé dit « le p’tit père Mahé d’Hoscas ».
Vers 1920, Moranton et Mahé vont former un duo régulier en plus des prestations qu’ils continuent d’assurer séparément. Les deux compères, qui s’entendent bien passent pour des bons vivants mais pas mauvais bougres comme d’autres veuzous qui avaient parfois mauvaise réputation (mauvais maris, ivrognes, fainéants). Ils parviennent ainsi à résister face aux nouvelles modes musicales.
Si la veuze est toujours très prisée pour mener les marches de noces et les rondes, ils étaient aussi capables de combiner leurs
instruments en fonction du répertoire demandé par les danseurs. Ils pouvaient alors jouer seuls, ou à deux veuzes, ou encore avec Mahé à la veuze et Morenton à l’accordéon ou au violon. Une
multiplicité de combinaisons qui augmentait encore quand un nommé Jigou, accordéonniste de La Madeleine, se joignait à eux.
Le Rouge aurait aussi été accompagné parfois d’autres accordéons : Eugène Auray et Auguste Morantin, deux gars d’Avrillac.
De toute façon, même quand il était seul le Rouge arrivait toujours à trouver quelqu’un pour « limer la cadence » avec son violon quand il sonnait de la veuze.
On disait Moranton meilleur musicien que Mahé, c’était aussi lui qui fabriquait les anches et accordait les veuzes avec l’accordéon.
Quand il n’était pas parti sur les routes pour sonner aux noces, le Rouge donnait des cours de musique. Il enseignait « de routine » comme on dit (c’est d’ailleurs toujours cette même méthode de jouer à l’oreille qui est privilégiée aujourd’hui par les jeunes veuzous). Certains élèves apprenaient l’accordéon, d’autres, plus rares, le violon, mais personne n’a appris la veuze, pourtant ce n’est pas manque de l’avoir proposé. Lors de ses leçons de musique, le Rouge ne manquait jamais de s’arrêter de temps en temps pour jouer un morceau de veuze, « pour montrer » disait-il. Comme un appel du pied, qui restera malheureusement sans réponse.
Progressivement mais inéluctablement, la veuze amorce alors son retrait de la scène musicale de la Presqu’île. Elle est désormais associée à une « culture des vieux » qui ne saurait résister au modernisme et à la révolution culturelle que vit alors la société presqu’ilienne des années folles. C’est le déclin irrémédiable, car même si la veuze aura résisté un peu plus longtemps qu’ailleurs les occasions de l’entendre se font de plus en plus rares, les violons et surtout les accordéons vont alors régner en maîtres ici comme ailleurs.
On continuera de voir le Rouge quand il participera aux fêtes de Batz et de Saillé mais, à près de 70 ans François-Marie doit se retirer.
Veuf il termine sa vie chez sa nièce Marie Marquet dite « la grande » du village du Brunet tout près de Bréca. Là,
plus question pour le Rouge d’aller vadrouiller aux noces et dans les buvettes. Pour en être certaine, la « grande » brise le chalumeau de sa veuze. Son violon et son accordéon
subissent le même sort funeste et voilà le Rouge privé de sa musique.
Tout juste arrivera-t-il à se procurer un harmonica, on le verra alors aller jouer dans les bistrots à l’arrivée des ouvriers des chantiers qui ne manquent pas de lui payer un verre. Il passe alors le plus clair de son temps à aller pêcher en Brière et à prier.
Son biniou aurait été racheté par M. Le Tilly de Saillé en 1932, en tout cas quand un ami de Dorig Le Voyer, Jean Villebrun, rencontre le Rouge en 1938, cette veuze n’est plus en sa possession. Tout juste Jean Villebrun récupèrera quelques airs de son répertoire et une tabatière contenant des anches de chalumeau (2). Le Rouge l’envoie ensuite chez son ami Mahé d’Hoscas. Villebrun, surtout intéressé pour récupérer un instrument (le p’tit père Mahé lui vendra d’ailleurs sa veuze) ne prend pas la peine d’en savoir plus.
Hélas ! Jean Villebrun disposait là de l’une des dernières chances d’obtenir des informations relatives à la veuze directement de la bouche des derniers sonneurs de tradition car, à ce jour, nous ne savons toujours rien ou presque de la manière dont ils jouaient de leur instrument.
La veuze du Rouge fut retrouvée quelques années plus tard (sans le chalumeau brisé) par Gérard Poquet. Elle est aujourd’hui
exposée au Musée des Marais Salants à Batz-sur-mer.
En novembre 1943, le Rouge de Bréca s’éteint au Brunet. Son ami le « p’tit père Mahé » le rejoindra 3 ans plus tard ainsi que Jean-Marie Rouaud le dernier veuzou survivant de la Presqu’île qui décèdera en 1948. Avec eux, disparaissait la pratique d’un instrument traditionnel en Presqu’île guérandaise pour de longues décennies.
Il faudra attendre 1976 pour voir une poignée de passionnés tenter de redonner une nouvelle vie à la veuze en créant l’association « Sonneurs de Veuze » qui réalisera un travail considérable de recherches et de formation de jeunes veuzous. En 1990, « Sonneurs de Veuze » érigera une première stèle en l’honneur du Rouge au village de Bréca.
Hélas , ces dernières années la stèle se détériorait rapidement lui faisant perdre toute sa
superbe initiale. Les Veuzous de la Presqu'île décidèrent donc de prendre le relais en fédérant un projet de nouvelle stèle en granit qui resistera mieux aux effets du temps. Cette nouvelle stèle
qui est désormais visible près du port de Bréca a été inaugurée par Mme Brière, Maire de Saint Lyphard, le 21 septembre 2014 en présence d’une dizaine de veuzous, quelques uns des héritiers du
Rouge de Bréca qui continuent de faire sonner la veuze en Presqu’île guérandaise comme autrefois.
Veuzous de la Presqu’île – décembre 2014
(1) le violon devient un concurrent redoutable et supplante peu à peu cette cornemuse en bien des lieux. Déjà à Sautron vers 1835, à l’occasion des noces on voit que chez les pauvres, c’est la vèze qui conduit les danseurs, et le violon chez les riches.
(2) Des anches qui ont disparu. Jamais aucune anche qui fut montée sur une veuze « ancienne » ne fut retrouvée ensuite.
Sources :
Quelques éléments sur la tradition populaire de la veuze dans le pays nantais (édité par l’Association Sonneurs de veuze -1979)
Le Folklore du Mariage – Coutumes et chants du Pays de Guérande – Tome II du Trésor des chants populaires folkloriques du pays de Guérande – Fernand Guérif – Edité par Dastum 44 en 2005.
Musique Bretonne – Histoire des Sonneurs de tradition - Editions Chasse-marée – 1996
Le Bourdon – Revue trimestrielle de l’Association Sonneurs de veuze (qui cite le Courrier de La Madeleine - 2001